Des dessins intrigants sont accrochés aux murs jaunes de L’Ilot câlin, la crèche de Peaugres, dans l’Ardèche. On y voit un petit personnage faire un signe, parfois avec l’index, parfois avec la main entière. Chaque fois, un mot y est associé : encore, eau, manger, content, triste, s’asseoir, histoire, interdit… Ici, depuis plus de quatre ans, adultes et enfants parlent, aussi, avec les mains. Toute l’équipe s’y est mise et chacun ponctue ses phrases de gestes issus de la langue des signes française (LSF), celle utilisée par les sourds.
Accessible dès 8 mois
Se servir de la langue des signes avec des bébés qui entendent ? Ce qui peut sembler à première vue bizarre s’est révélé un outil permettant aux jeunes enfants de se faire comprendre des adultes avant même de savoir parler. Certains s’y mettent dès 8 mois, d’autres vers un 1 an. En bougeant leurs doigts, ils peuvent, notamment, demander ce dont ils ont envie. Et selon ses adeptes, de plus en plus nombreux en France, cette technique change la donne.
Pour Dominique Carpe, de l’association Signe avec moi, qui a formé l’équipe de la crèche de Peaugres, « cela aide les bébés à s’exprimer pendant la période où ils comprennent tellement de choses, ont déjà beaucoup à dire mais pas encore la capacité de prononcer les mots ». « Cela réduit les frustrations, on comprend mieux les enfants, qui se mettent moins en colère, assure Corine Damon, auxiliaire de puériculture. Par exemple, ce matin, une petite m’a fait le signe pour changer sa couche : pas besoin de chercher à deviner ce dont elle a besoin. »
Un tiers des parents aux Etats-Unis
Tout a commencé aux Etats-Unis, dans les années 1980. Précurseur de la méthode, Joseph Garcia, interprète en langue des signes américaine, remarque que les enfants entendants de ses amis sourds commencent à communiquer plus tôt que les autres. Il approfondit ses recherches et en fait le sujet de sa thèse, avant de mettre au point la méthode « Sign with your baby » (communiquez par signes avec votre bébé) et de publier un livre, qui devient vite un best-seller.
Depuis, plusieurs études ont corroboré l’idée : cette méthode permettrait aux bébés de parler plus tôt, d’avoir un vocabulaire plus riche et augmenterait même leur quotient intellectuel. La pratique a conquis de nombreux parents américains et, selon Baby Sign Language, une des deux principales entreprises de formation, un tiers des parents et 60 % des haltes-garderies l’utilisent aujourd’hui.
En France, où le phénomène est apparu il y a une dizaine d’années, familles et établissements s’y intéressent de plus en plus. Au sein du réseau La Maison bleue, des personnes ont déjà été formées dans une centaine de crèches. Mais derrière ce boom, des critiques s’expriment. Certains parents se montrent réticents face à cet outil, qu’ils considèrent comme une stimulation excessive pour de jeunes enfants. D’autres s’inquiètent à l’idée que cette méthode pourrait entraîner un retard dans l’apprentissage du langage, voire empêcher leurs enfants de parler. Des craintes particulièrement fortes dans un pays où la langue des signes (LSF) a été interdite pendant un siècle – son utilisation a été bannie des écoles de 1880 jusqu’en 1977.
Vecteur d’émotions
Pierre Salesne, directeur pédagogique de La Maison bleue, s’est penché sur la question avant de lancer le projet dans la structure. Il dit avoir été rassuré par la lecture des études menées aux Etats-Unis. Selon lui, le point fondamental est de signer en parlant, le signe n’étant jamais privilégié au détriment de la parole. Il estime même qu’avec les signes, les adultes parlent davantage aux enfants. Selon Catherine Texier, qui l’a mis en place il y a huit ans dans une crèche qu’elle dirige à Toulouse, « en ajoutant les signes à la parole, cela nous a permis de créer comme un espace-temps entre la verbalisation et l’action. On regarde, puis on signe. Ça change tout. Ça permet de développer la bienveillance ».
Si l’outil est utile dans la vie de tous les jours, il peut aussi ouvrir d’autres horizons. Mary-Line Jugan a été émerveillée quand sa fille de 9 mois lui a montré le ciel et fait les gestes de l’eau et des poissons. « Je suis entrée dans son univers et ai découvert sa poésie », témoigne cette jeune maman qui, depuis, est devenue formatrice Signe2mains pour parents et professionnels. Selon elle, les signes aident aussi à exprimer les émotions, à un âge où elles sont ressenties de manière particulièrement exacerbée. Au lendemain des attentats du 13 novembre, voyant son père accablé, une fillette de 2 ans s’est mise à répéter un mot qu’elle n’arrivait pas à comprendre. Finalement, elle lui a signé « papa » et « tristesse ».